Alamänder – Tome 1 – Le T’Sank

Quatrième de couv’

Dites adieu aux orques, aux elfes, aux dragons !
Aujourd’hui, vous partez pour Alamänder.
Allez donc saluer Anquidiath, le demi-dieu enfoui sous la montagne, chatouiller les monstrueux poulpes de guerre, flâner parmi les épis du champ de blé carnivore ! Aurez-vous le cran de suivre Maek, jeune homme en quête d’une mythique école d’exécuteurs ? Serez-vous digne de devenir le disciple de Jonas, détective spécialisé
dans les affaires criminelles magiques ? Si c’est le cas, préparez-vous à découvrir un monde où se côtoient humour, intrigues policières et créatures improbables. Un monde original et farfelu d’où vous ne reviendrez peut-être pas indemne. On vous aura prévenu.

Pourquoi nous avons choisi de publier Alamänder ?

  • C’est de la fantasy drôle mais épique.
  • Il n’y a pas de dragons, et l’auteur a eu la bonne idée de créer une cosmogonie surprenante mais extrêmement détaillée.
  • C’est un sacré mélange des genres : on a de la fantasy, de l’humour, et même du polar. Sans compter que, pour les plus sensibles, on pourrait presque dire qu’il y a une pointe d’horreur.
  • C’a été récompensé du coup de coeur des libraires 2008 lors de sa première – et confidentielle – édition.
  • C’est donc une réédition, mais ce qu’on voulait, surtout, c’est sortir la suite. Enfin, pas que la suite, mais sortir l’ensemble, quoi.

Un extrait. Enfin, le début, quoi.

1.

À l’époque où Ker Fresnel n’était encore qu’un petit trois-pièces salon-cuisine-salle de torture, le roi Embru IV vint y séjourner. Le meublé, exposé au sud, était adossé à un vieux massif pierreux, carcasse arrachée au temps qui avait donné son nom au royaume de Kung-Bohr. La vue était agréable et permettait au monarque d’oublier pour un moment les intrigues de la cour.

Les saisons passant, il se prit d’affection pour la région, et un beau jour d’automne, il y a de cela quatre mille ans, il quitta l’austère castel de ses ancêtres pour s’installer définitivement dans sa nouvelle demeure.

Quelques mois plus tard, l’architecte en chef découvrit une vaste caverne sous les fondations du palais. Embru IV en chassa aussitôt les étranges créatures qui la peuplaient, puis gagna au jeu avec le gardien des lieux une concession à perpétuité.

Il employa alors une flopée d’ingénieurs à faire de ce grand vide la nouvelle capitale de l’empire. Travaux et aménagements se succédèrent au fil des décennies. À la mort du roi, la petite garçonnière d’origine avait cédé la place à une forteresse enterrée, bardée de tours et de pignons dressant leurs cimes altières vers le ciel rocheux de la caverne. Notre glorieux royaume venait de trouver l’écrin minéral d’où la sagesse et la bienveillance des souverains de Kung-Bohr allaient s’exercer pour les millénaires à venir.

Enech Lamnior, Guide de bienvenue à Ker Fresnel

« Exterminons-les ! » glapit Ernst XXX, souverain de Kung-Bohr.

Les visages autour de la table se partagèrent entre enthousiasme et scepticisme.

« La chose n’est pas si aisée, Majesté, expliqua Pallas, le conseiller principal. Depuis que les Xéols se sont installés sur nos rivages, il y a un siècle et demi, personne n’est parvenu à les persuader que leur extinction serait un bienfait pour l’humanité.

— D’autre part, enchaîna Magna Vaul, responsable de la propagande économique, ils ne nous ont pas causé de véritables ennuis depuis plus de deux ans. »

Thoriad Fédéhul, un grand type carré au menton carré, opina du chef.

« En tant que général en chef des armées, je me suis permis de procéder à une simulation stratégique de dissuasion. Ainsi que Sa Majesté vient de le proposer, nous pourrions tous les tuer afin de leur montrer ce qui leur arriverait s’ils décidaient de nous attaquer. »

Le silence s’installa tandis que chacun soupesait la proposition.

« Ce sont de robustes guerriers, objecta Pallas.

— Ce sont des hommes, ils ont donc un point faible, rétorqua Fédéhul. Attaquons-nous à leurs richesses !

— En quoi consistent-elles ? demanda le roi.

— Rien d’intéressant pour nous, répondit Vaul. Ils pêchent de petits mollusques qu’ils parviennent, nul ne sait comment, à naturaliser. Ils s’en servent comme monnaie. »

L’homme, visiblement passionné par le sujet, enchaîna avec emphase :

« Leur économie est d’ailleurs sidérante. L’odeur des mollusques est infecte. Lorsqu’un Xéol contracte une dette ou acquiert un bien, le vendeur lui donne une certaine quantité de ces créatures. La pestilence pousse alors le débiteur à rendre un service ou un objet afin de s’en débarrasser. Une monnaie inverse, en quelque sorte. En écoutant la proposition du général, il me vient une idée : une fois exterminés, nous pourrions entreposer ces mollusques, puis les revendre dans quelques centaines d’années en tant que précieuses reliques d’une civilisation disparue. »

L’homme se tut, une expression gourmande sur les lèvres.

« Cela ne règle aucun problème dans l’immédiat, grogna Ernst. Il est extrêmement irritant de voir une partie du territoire national annexée par une poignée de sauvages venus d’on ne sait où. »

Fédéhul se sentit à son tour investi d’une mission pédagogique.

« Leurs légendes racontent qu’ils sont tombés du ciel, Sire. Et le fait est que personne, pour le moment, n’est parvenu à découvrir leur origine. »

Le roi balaya d’un geste ce qu’il considérait comme des sottises.

« J’en ai assez de voir ces démons grappiller de précieuses minutes de conseil depuis le premier jour de mon règne. Général Fédéhul, je vous charge dès à présent d’étudier leurs faiblesses et de me livrer un rapport chaque semaine sur l’état de vos avancées. Poursuivons. »

L’officier se rembrunit. La tâche promettait d’être difficile.

Pallas prit la parole :

« Votre Majesté, nobles conseillers, l’extension de notre royaume vers l’ouest ne va pas sans poser quelques difficultés.

— Je vous interromps, intervint de nouveau Magna Vaul. J’aimerais faire un rappel succinct de la situation. C’est-à-dire, si vous le permettez, Sire.

— Allez-y », fit le roi avec lassitude.

Le conseiller dégagea péniblement de son fauteuil ses formes généreuses et commença :

« Il y a quelques semaines, un mariage entre le petit neveu de Sa Majesté et la cousine par alliance de la reine de Mehnzota a entraîné le transfert d’une partie de leur territoire vers le nôtre.

— Une juteuse opération, ce mariage, commenta Fédéhul.

— Oui, général. D’après nos spécialistes en diplomatie, les tensions entre nos deux pays ont baissé depuis de quinze pour cent.

— Et avec le départ du marié, renchérit Ernst, l’intelligence moyenne de la cour a progressé d’autant. Le fait est que mon neveu par alliance va faire plus pour la déstabilisation de Mehnzota qu’une armée d’intrigants. »

Chacun s’amusa de la saillie. Les conseillers connaissaient tous la piètre réputation du nobliau. Vaul hocha la tête avec force, ce qui fit trembler ses bajoues. Il poursuivit :

« Les habitants de notre nouvelle conquête étaient soumis au régime de Mehnzota, c’est-à-dire à dix pour cent des recettes marchandes sur les deux années précédant l’Avoir Commercial de Recours en Qualité de vie Minimum. »

Sans tenir compte des regards perplexes, le responsable se dirigea vers un coin de la salle où était disposé un patio couvert d’une tenture. Avec le geste sûr d’un illusionniste, il en rabattit l’étoffe. Deux jeunes filles apparurent, de part et d’autre d’un tableau blanc qu’elles soutenaient. Leurs silhouettes de rêve n’étaient dissimulées que par quelques pièces de taffetas duveteux.

La plupart des conseillers se redressèrent aussitôt sur leur chaise. Quelques-uns frisèrent leur moustache d’un air connaisseur, d’autres s’envoyèrent des coups de coude.

S’appuyant sur des graphiques aussi complexes que des sortilèges, Vaul enchaîna des statistiques de comparaison entre les richesses que leur territoire reverserait à Mehnzota et celles qu’il pourrait leur rapporter. Malgré les subtilités du langage économique employé, les conseillers demeuraient parfaitement concentrés, le tout étant en l’occurrence de savoir sur quoi.

Vaul poursuivit un moment avant de conclure :

« En revanche, notre propre fiscalité prévoit la même mesure, mais inversée. Tout le monde me suit ? »

Hochement de tête décidé de l’assemblée.

« À présent, nous devons décider soit d’investir dans ces contrées, soit au contraire d’en liquider les biens au prorata de… »

L’homme réfléchit quelques secondes, puis s’approcha d’une des jeunes filles.

« Prenons un exemple et imaginons que mon assistante représente l’annexion. Retirer à proportion de nos ressources reviendrait à faire ceci… »

Il déchira un grand pan de mousseline, ce qui dévoila à moitié la poitrine de la nymphette.

« La question est : devons-nous ainsi liquider ces biens, ou au contraire investir ? »

Il replaça le tissu pour illustrer son propos.

« Liquider ! Liquider ! s’exclamèrent les notables.

— Si c’est le cas, conclut l’expert, je propose de procéder sans tarder à l’évacuation de toute la zone. »

Il rejoignit son siège sous les applaudissements. Pallas fit taire ceux qui demandaient une autre démonstration de la liquidation à venir, et entreprit d’expédier les affaires en cours.

Dès qu’il eut prononcé trois mots, les conseillers retombèrent dans l’apathie. Quelques regards se portaient encore avec espoir sur le drap qu’avait rabattu Vaul.

Le roi promena son regard sur l’assemblée et se permit un bref sourire. Chaque fois que Pallas prenait la parole, il semblait qu’une armée entière dressait derrière lui une gigantesque banderole avec les mots : Dormez, je le veux. Le chambellan s’exprimait par saccades monocordes, les bras le long du corps. En comparaison, une brique évoquait aussitôt un univers de lyrisme débridé. Plusieurs fois, le monarque avait été tenté de le faire transférer au service des interrogatoires. Personne ne pourrait s’opposer longtemps à une telle logorrhée. Même Vaul arborait ce mélange d’attention et de renoncement qui traduisait en lui un désintérêt poli. Seul Ernst parvenait à demeurer concentré, après des années d’entraînement passées à contempler les sons inarticulés de son poisson rouge.

Soudain, une inexplicable sensation d’abattement s’empara du roi. Son regard se fit vague, ses membres s’amollirent. Avec épouvante, il vit ses conseillers fondre devant lui comme des statues de cire. Des flammes léchèrent les antiques tapisseries, firent craqueler les fresques martiales. Les traits de Pallas se muèrent en un masque mortuaire qui emplit tout son champ de vision.

« Tout va bien, Majesté ? » fit le crâne grimaçant.

Ernst sursauta comme si on venait de le frapper. Tout reprit sa place, hormis le visage de son bras droit qui touchait presque le sien. Pallas avait l’air sincèrement inquiet.

Le monarque se frotta les yeux.

« Eh bien, tout cela m’a l’air parfait, bredouilla-t-il après un instant. Si vous voulez bien m’excuser, je ne me sens pas très bien. Quelques pas dans la Salle des Pleureuses devraient me requinquer. Poursuivez sans moi.

— Votre Majesté, il reste un dernier point… » l’interrompit Pallas.

Tous regardèrent le conseiller avec surprise. Ernst, qui tournait déjà les talons, fit de même. Si Pallas se permettait de le retenir, c’est que le sujet était capital. Il demanda pourtant avec irritation :

« Il y a autre chose ?

— Un complot, Majesté.

— Le numéro 1196 », confirma Vaul avec ravissement.

L’homme n’ignorait pas que tous les cent complots découverts, Ernst organisait une petite fête. Il perdit cependant son sourire lorsqu’il croisa le regard du souverain.

Pallas reprit :

« Votre Majesté, cette affaire est d’une nature particulièrement délicate. Les recoupements d’usage mettent en avant une origine commune : YArkhan. »

Ernst fronça les sourcils. YArkhan, la Cité Sainte. La ville-état si imbue d’elle-même qu’elle exigeait deux majuscules à l’écriture de son nom.

La colère du roi céda la place à la perplexité.

« En quoi intéressons-nous la Cité ?

— Nous ne le savons pas encore, Sire. Néanmoins, nos espions sont catégoriques. »

Ernst fronça les sourcils. Personne n’osait interrompre l’échange tendu entre les deux hommes.

« Aucune précision, un complot, c’est tout ?

— Certes, c’est peu de choses, Majesté. Mais son origine exige que l’information vous soit révélée.

— Bien sûr. Il serait dommage d’échapper à une longue suite de rumeurs. Cela dit, YArkhan est loin et ne possède que peu d’influence à Ker Fresnel. Quadruplons la garde jusqu’à nouvel ordre et attendons. Nous arriverons bien à coincer l’un de ces comploteurs et nous lui ferons cracher son aura. C’est tout ?

— Non, Majesté. Le chef de la sécurité suggère que nous invitions un mage à rejoindre nos rangs. La présence d’un tel allié permettrait d’anticiper une attaque à laquelle nous ne sommes pas préparés.

— Un magicien allié ? s’étrangla le roi. Quel intérêt ? Nous avons la vapeur et le vif acide, le reste n’est que littérature. Le moindre magillon assez fou pour fourrer les pieds à Ker Fresnel aurait toutes les chances d’être très mal reçu. Par moi-même, en l’occurrence. L’affaire est close. J’en reviens donc à ma question : y a-t-il autre chose ? »

Chacun savait qu’une nouvelle interruption aurait pour conséquence le renvoi immédiat de l’importun. Pallas se tortilla sur son siège, sous le coup d’un conflit intérieur.

« Je mets juste en garde Votre Majesté contre ce nouvel ennemi.

— C’est très gentil.

— D’autant plus que Votre Majesté ne possède aucune… enfin, pas de… »

Tête basse, l’éminence avait presque murmuré ces derniers mots. Cela n’empêcha pas quelques exclamations étouffées d’accueillir la remarque.

Vaul intervint avec précipitation.

« Je me permets de préciser à notre bon Sire que je suis en accord avec Pallas. »

Ernst leva un sourcil.

« Mais il n’a encore rien dit !

— Certes. Mais, euh… j’aurais été d’accord avec lui s’il l’avait dit. »

Ernst leva son second sourcil.

« Dois-je comprendre que vous venez de ne pas parler de ma descendance ? »

Comme un seul homme, tous les membres du conseil s’absorbèrent dans le spectacle de leurs ongles. Parler de la progéniture des souverains de Kung-Bohr était tabou, pour une raison fort simple : les rivalités entre maisons régnantes faisaient qu’à la moindre annonce d’une filiation, les prétendants étaient aussitôt pourchassés et exterminés. Chacun s’empressait alors de placer ses propres enfants sur les rangs de la course au pouvoir.

« Votre sollicitude me touche, et je peux vous assurer que je tiendrai compte de votre suggestion en temps et en heure. C’est-à-dire quand cette heure sera venue. »

Il fit une pause, puis :

« Me suis-je bien fait comprendre ? »

Tous les conseillers firent oui de la tête.

« Je vais donc me répéter une troisième fois. Y a-t-il autre chose ? »

Tous les conseillers firent non de la tête.

De là où il se trouvait, Ernst eut l’impression que les poitrines avaient cessé de se soulever. Dans cette position, les notables ressemblaient trait pour trait aux figurines de sa vision. Une brusque suée perla sur son front. Il se leva, salua l’assemblée et longea la grande table vers la sortie.

Au passage, il jeta un dernier regard à Pallas. Son bras droit, vaincu, baissait les yeux.

Ernst savait que l’homme lui était entièrement dévoué. Son intervention n’était qu’un moyen de lui faire prendre conscience de la gravité de la situation. Néanmoins, il était bien décidé à ne laisser transparaître aucune faiblesse pendant le conseil.

Une fois dehors, il s’éloigna jusqu’à être hors de vue des soldats de faction, puis s’appuya contre un mur et poussa un long soupir. Des fragments de son hallucination s’accrochaient encore à lui comme une mauvaise grippe. Les hasards de la consanguinité lui offraient parfois des prémonitions, mais jamais il n’avait ressenti le poids de l’avenir avec une telle force.

Après quelques secondes, il se remit en marche vers la Salle des Pleureuses. La fraîcheur du couloir et les bruits du palais le rappelèrent à la réalité, et c’est l’esprit un peu plus clair qu’il atteignit sa destination.

La Salle des Pleureuses avait été inaugurée quelques années auparavant. Le souverain ne doutant pas de la douleur de son peuple après sa mort, il avait fait en sorte d’en profiter de son vivant. Il aimait répéter que pleurer les morts est inutile s’ils ne sont pas là pour le voir.

Il franchit une large porte sombre agrémentée de fleurs fanées et de rameaux tortueux. Aussitôt, son attention se porta vers l’imposante statue qui occupait la plus grande partie de la salle. Comme toujours, il ressentit une pointe de fierté devant ce regard noir inflexible, cette moue conquérante. L’artiste avait eu le bon goût d’atténuer l’angle brisé de son nez de lutteur. Ses oreilles aristocratiques, aux lobes délicats, accrochaient la lumière avec bonheur.

Ernst adorait ses oreilles. Elles ressemblaient pavillon pour pavillon à celles de Mederech XVII, son ancêtre préféré.

Son regard glissa sur les draperies de marbre et vint se poser sur les formes prostrées au pied de l’œuvre. Quelques femmes, tout de noir vêtues, le visage dissimulé derrière d’épaisses couches de crêpe, pleuraient à chaudes larmes en se balançant avec fièvre. À intervalles réguliers, l’une d’elles levait les bras au ciel et lançait un Pourquoi ? aux trémolos très satisfaisants.

Ernst les contempla quelques instants. Il venait ici chaque fois qu’il s’interrogeait sur le bien-fondé d’une décision. En tant que souverain absolu, il savait que ses sujets se pliaient à ses exigences avec enthousiasme, mais que la véritable reconnaissance n’existait pas. À votre mort seulement, les langues se déliaient et la postérité jugeait sans complaisance le bilan de votre règne. Assister à ces lamentations ouvrait donc une porte optimiste sur l’avenir et sur l’assurance que sa mission serait jugée avec sagesse.

Aujourd’hui, cependant, les sanglots et les membres noués ne parvenaient pas à le rasséréner. Au contraire, ils menaçaient de se mêler aux vestiges de sa vision.

Il en oublia presque de se montrer outré lorsqu’une des Pleureuses l’aperçut et se dirigea vers lui. Or, remarquer la présence du roi à cet endroit était interdit. Dans cette pièce, il était officiellement mort. Déplorer le décès de quelqu’un alors que cette personne est présente fait toujours mauvais effet.

Son indignation monta d’un cran lorsque la femme s’adressa à lui. La voix, étouffée par les couches de tissu, était aigrelette et masculine.

« Votre Majesté, je vous prie d’excuser ce manquement à l’étiquette. Je suis Jarac, le chef du contre-espionnage. J’ai pris la liberté de me mêler aux pleureuses afin de juger de la qualité de leurs regrets. »

La tension du souverain se relâcha. Il aimait mieux ça. Il aurait été regrettable d’avoir à condamner à mort une femme désespérée par la sienne.

« Quel est le résultat de vos investigations ?

— Modérément satisfaisante, Sire. Mais je souhaitais surtout vous rencontrer afin de vous livrer mon rapport hebdomadaire. »

Découvrant qu’une des leurs avait rejoint le roi, les pleureuses avaient peu à peu interrompu leurs cris. Un regard du roi les relança aussitôt.

« Bien, chuchota le souverain à l’adresse de Jarac. Allons dans la Salle Secrète.

— Votre Majesté, la Salle Secrète a été mise à jour par nos ennemis.

— Déjà ? Mais elle vient à peine d’être aménagée !

— Et pour cause, Sire, ce sont les opposants à Votre Majesté qui en avaient fourni les plans. Je viens d’apprendre de la bouche même du responsable des appels d’offres qu’ils avaient proposé les tarifs les plus avantageux. »

Le roi fit la grimace. Jarac reprit :

« Je propose donc à Votre Majesté de me suivre dans la Nouvelle Salle Secrète. Par ici. »

Ernst lui emboîta le pas. Au moment de quitter les lieux, il comprit ce que l’espion signifiait par modérément satisfaisante lorsqu’une des pleureuses proposa à voix basse à ses consœurs une partie de chat perché.

2.

Athrastan VI succéda à Embru IV, son grand-père. Hélas, l’aïeul avait déployé un tel zèle dans l’élaboration de sa demeure que son petit-fils prit le pouvoir sans parvenir à imposer son empreinte. D’où qu’il se tournât, les délires architecturaux d’Embru menaçaient jusqu’à l’identité de son propre règne.

Un autre qu’Athrastan eût emménagé ailleurs, mais ce souverain était fier et têtu. Il décida d’adjoindre aux édifices ses propres dépendances, aussi différentes que possible de celles de son parent.

La ville commença à perdre sensiblement de son harmonie. Le monarque ne s’en émut point : c’était un guerrier, pas un esthète.

À force d’acharnement architectural, la couche urbaine d’origine finit par disparaître sous les ajouts de toutes sortes. Après quelques années, son existence même fut oubliée.

Le fils d’Athrastan, Trejuh I, suivit l’exemple de son père, et ainsi fit la longue suite des monarques après lui. L’adjonction d’ornements devint une coutume, presque une obligation. Chacun faisait assaut d’originalité, parfois même de goût, trouvant dans l’architecture un moyen insoupçonné d’accéder à la postérité.

Fedrik XII inventa ainsi les Passages Secrets Publics, moins engorgés que les voies principales. Bert II, de nature indolente, aimait moins que tout gravir des marches ; il mit au point l’escalier plat. Hygnimon XIV, enfin, élabora les Coursives de Torture Automatisées. Les victimes pénétraient à une extrémité, on recueillait les aveux à l’autre.

Aujourd’hui, après quelques milliers d’années de cette joute monumentale, Ker Fresnel n’est plus un château. C’est une masse torturée de bâtiments, où chaque couloir est une rue et chaque habitant un locataire…

Enech Lamnior, Les Saisons du Ker

*

L’espion mena Ernst à travers différents passages du palais. Ils longèrent le hangar de bois couvert, qui atteignait à lui seul la taille d’un petit château, et empruntèrent une partie de la promenade du négoce.

Ils aboutirent à l’un des lieux préférés du roi, celui qui l’avait d’ailleurs convaincu de s’installer dans cette partie de la ville-palais : la Galerie des Hommages. L’un de ses ancêtres récents – à peine plus de trois cents ans – avait conçu le projet de bâtir un gigantesque corridor où seraient disposés par ordre chronologique tous les portraits des rois de Kung-Bohr.

Entreprise insensée, jugèrent ses conseillers. L’histoire du royaume courait sur plus de quatre mille ans. Les recherches généalogiques colossales et l’exécution de centaines d’œuvres ne pouvaient que décourager tout homme sain d’esprit.

En fait d’exécution, le roi commença donc par celle de ses conseillers, puis les travaux débutèrent. Le commanditaire, déjà vieux, priait chaque jour pour survivre à son entreprise.

Des quantités astronomiques de portraits furent planifiées et exécutées. Une horde d’historiens parcourait sans répit les jungles généalogiques peuplées de branches noueuses et de buissons touffus, chaque feuille figurant un ancêtre oublié. Et quand un visage demeurait inconnu, on mettait un point d’honneur à l’imaginer grâce aux innombrables archives du château.

La galerie prit forme peu à peu. Les visiteurs affluèrent de tout le pays. Afficher ainsi la gloire de Kung-Bohr à la face du monde était considéré par ses habitants comme l’expression d’un patriotisme raffiné.

Cependant, le roi ne put achever son projet. La salle avait atteint une longueur de deux portées de flèche lorsque le hasard des recherches révéla qu’un bisaïeul avait entretenu des relations coupables avec l’une de ses arrière-grands-mères.

Le choc fut fatal, et le projet enterré en même temps que son initiateur. L’entretien de la galerie fut cependant maintenu, même si le portrait de l’ancêtre fautif disparut peu de temps après de manière inexplicable.

Au cours des siècles suivants, l’ouvrage fut agrémenté de nombreuses issues transversales. On leur donna tout naturellement le nom des rois présents aux intersections. L’idée fut d’ailleurs jugée si pertinente que nombre de portraits furent déplacés pour aller marquer les carrefours importants de la capitale.

Tout en marchant, Ernst posait des regards distraits sur les peintures.

« L’entrée est ici ? demanda-t-il.

— Non, Sire, un peu plus loin. Nous prenons le passage Memeth XVII. »

Le roi marqua une pause. Il désirait se recueillir quelques instants devant sa propre représentation. Il avait accepté d’expérimenter une nouvelle technique picturale à base de rayons ultraviolets. Leur longueur d’onde étant plus faible que celle de la lumière ordinaire, l’artiste pouvait capturer au sein de son ouvrage de nombreux détails supplémentaires, tels les pores ou la flore bactérienne de l’épiderme. Hélas, le procédé requérait une si grande quantité d’énergie qu’il ne produisait pour le moment que des toiles d’un pouce sur deux.

Qu’à cela ne tienne ! avait décidé Ernst. Il avait fait placer devant le tableau une loupe monstrueuse permettant à chacun d’examiner la physionomie de son souverain actuel préféré.

Campé devant lui-même, le roi admira la courbe harmonieuse de ses rides d’expression.

Au bout d’un moment, Jarac commença à se balancer d’avant en arrière.

« Qu’y a-t-il, mon vieux ? Vous m’empêchez de suivre la circonvolution de cette patte d’oie. Je ne l’avais jamais remarquée auparavant.

— Pardonnez-moi, Sire, répondit l’espion nerveusement.

— Ah, je l’ai perdue, grogna le roi. Bon, je reviendrai tout à l’heure. Poursuivons. »

Ils s’engagèrent dans un passage annelé qui débouchait sur un petit salon à l’abandon. Au milieu des meubles antiques trônait une magnifique bibliothèque ouvragée.

« Par ici, Votre Majesté. »

L’espion gagna les rayonnages en sifflotant. Il tira à demi l’un des tiroirs, repoussa contre le mur un brasero piqueté de rouille, puis fit claquer trois fois ses doigts et changea de place deux tomes couverts de toiles d’araignée.

Un pan de mur pivota.

« Attendez ! s’exclama le roi, il faut faire ça à chaque fois ?

— Non, Sire. J’ai replacé les livres parce qu’ils étaient mal rangés. J’aime l’ordre. Ensuite, j’ai ouvert le tiroir car il me semblait y avoir rangé une dague, mais cela est sans importance. Le claquement de doigts était là pour ajouter un peu de piment à la scène. Comme lorsqu’on fait hop hop ! en dansant une polka.

— Je vois. C’était donc la torche ?

— Non plus. C’est assez gênant, Sire. Mon petit neveu aime beaucoup les biscuits secs. Le brasero permet d’ouvrir la porte du garde-manger de la troisième cuisine royale. Ne vous inquiétez pas, je remettrai tout en place à notre retour.

— J’en suis certain. Notez que je ne sais toujours pas comment on ouvre le passage.

— Il suffit de siffler près de la bibliothèque. »

Ernst ne fit pas de commentaire. Il désigna l’entrée.

« Après vous, Jarac. »

Avant de lui emboîter le pas, le roi remit en place le brasero. Il n’appréciait pas qu’un sale moutard vienne lui chiper ses biscuits préférés.

Les deux hommes gravirent une volée de marches et se retrouvèrent dans une petite pièce ronde.

« ça sent la colle, dit Ernst.

— Oui, Sire, les tapisseries viennent à peine d’être posées. »

Le monarque jeta un œil autour de lui. Des crânes pleurant des larmes de sang se répétaient à l’infini sur les parois.

« Ce n’est pas un peu dramatique ?

— C’est pour mettre en avant l’atmosphère du lieu, Majesté. Mais je vous en prie, prenez place. »

Jarac désignait un fauteuil rebondi où le souverain s’installa. L’espion dégagea sa tête des pièces d’étoffe. Il était toujours vêtu de sa tenue de pleureuse.

« Pardonnez-moi, Sire, il fait chaud là-dessous. »

Le visage étroit de l’agent luisait de transpiration. Il l’essuya, puis extirpa des notes de sous sa robe. Le quotidien de Jarac consistait en l’entretien de forces de déstabilisation et autres versements de pots-de-vin aux armées frontalières adverses.

« La bonne nouvelle, commença-t-il, c’est que le diplomate de Mehnzota vient de signer une contrefaçon élaborée par nos soins, un formulaire de réception d’un colis piégé. Il serait gravement compromis si cela était découvert. »

Il se permit un clin d’œil.

« Ce qui le met de fait à notre service !

— Parfait. »

Ernst ne tenait pas à s’appesantir sur cette affaire. Une autre, plus urgente, le préoccupait :

« Où en sont les loyers en retard ? Nous traînons ce problème depuis plus de six mois. »

L’agent ne l’écoutait pas. Pensif, il contemplait une montre à gousset qu’il avait tiré d’on ne sait où. Il jeta un œil vers les escaliers, puis reporta son attention sur le monarque qui venait de s’éclaircir la gorge.

« Oui ? Excusez-moi, Sire, j’attends quelqu’un que j’aurais cru plus ponctuel. »

Il essuya les gouttes de sueur sur son front et reprit :

« Où en étions-nous ? Ah oui, les loyers. Le meneur serait le chef de la guilde des parfumeurs. Il exige une dispense de taxes au motif que ses manufactures embaument les quartiers voisins et contribuent à l’essor du tourisme. Le juge chargé de l’affaire est réputé impartial, ce qui devrait nous permettre d’avoir gain de cause. Là n’est pas le plus important… »

L’homme fit une pause. Son regard resta suspendu quelques secondes dans le vide, puis il arbora un large sourire :

« Le Syndicat des Abatteurs de Bétail conteste les dires de son homologue et dénonce l’injustice faite à son établissement. Il affirme que si l’un accède à des avantages grâce à ses parfums, il est juste que l’autre, moins bien loti, jouisse d’une compensation.

— Résultat ?

— Le représentant des abatteurs menace, si l’autre obtient satisfaction, de cesser lui aussi le paiement de son loyer. Nous risquons à la fois de perdre une partie de nos gains et un locataire, Votre Majesté. »

Ernst se frotta le menton, puis demanda :

« Les fabriques sont situées à quelle distance l’une de l’autre ?

— Elles sont très proches, Sire. Seul le canal des eaux usées de la tranche 17 les sépare.

— Bien, bien. »

Le roi se leva et fit quelques pas, les mains dans le dos.

« Construisez une soufflerie sur le toit des abattoirs, orientée vers la manufacture d’encens. Ainsi, les émanations nauséabondes de l’un neutraliseront les émissions parfumées de l’autre, et les querelles n’auront plus lieu d’être.

— Très astucieux, Votre Majesté, si je puis me permettre.

— Prenez note que les établissements contribueront à parts égales au financement de l’ouvrage. Et grossissez la facture de manière à faire un bénéfice.

— Avec plaisir, Sire. »

L’espion, le front de nouveau moite, n’arrêtait pas de jeter des coups d’œil au passage qu’ils venaient d’emprunter. Il se mit soudain à farfouiller dans ses poches.

« Jarac ? »

L’agent interrompit son geste.

« Je suis désolé, je… notre entretien ne se déroule pas comme prévu. Ne vous alarmez pas, Sire. C’est ma faute. Un petit problème d’organisation. »

Jarac reprit ses notes et fit une légère courbette.

« Je suis confus.

— En avons-nous terminé ? » demanda Ernst patiemment.

L’homme parcourut son rapport. Ses mains tremblaient.

« Rien qui ne puisse attendre, Votre Majesté.

— Très bien. Vous pouvez disposer, Jarac. Bon travail.

— Merci, Votre Majesté. »

Le séide recula, hésitant. Ses yeux allaient d’un coin de la pièce à l’autre. Il finit par secouer la tête, fataliste, et gagna la sortie.

Renversé dans son fauteuil, Ernst se massa les tempes,. Les réunions de routine ressemblaient de plus en plus à celles de ses services secrets, à moins que ce ne fût l’inverse. Les complots et contre-complots demeuraient la garantie d’une monarchie dynamique, mais il était parfois difficile de s’y retrouver.

Il songea au diplomate que son ministère du renseignement désirait faire chanter. Peut-être une guerre ouverte avec Mehnzota se révélerait-elle plus simple que la compromission d’un subalterne. Hélas, les dirigeants voisins étaient habiles, et leur puissance redoutable. Plus que tout autre chose, ils ne désiraient pas bénéficier des lumières de la civilisation kung-bohréenne.

Le diplomate pourrait fournir de précieux renseignements. Employons les prochains loyers à creuser cette piste.

Des cris retentirent dans la cage d’escalier, suivis d’un brusque silence. Ernst se leva pour voir entrer une jeune femme aux traits énergiques. Elle brandissait une épée ensanglantée.

« Par Akir, vous êtes vivant, Majesté !

— Il semblerait bien, répondit le roi, tendu. Que se passe-t-il ? »

Garder son sang-froid, prendre un air décontracté et lui chiper l’épée.

Il fit quelques pas vers l’intruse, puis reconnut la femme chargée de l’espionnage de ses espions. L’une des éminences grises de Pallas.

« Vance, c’est vous ? Que faites-vous ici ? Y aurait-il un problème ?

— Plus maintenant, Sire. En partie grâce à vous. »

La femme fit une révérence.

« Pourriez-vous être plus explicite ?

— Jarac trempait depuis peu dans un complot visant à éliminer Votre Majesté.

— Jarac ? » Ernst écarquilla les yeux. « Mais je le connais depuis son enfance ! »

La contre-espionne hésita.

« C’est justement la raison qu’il a avancée pour expliquer sa participation, Sire. »

Le roi fit la grimace. Il n’aimait pas du tout les sous-entendus qu’impliquait cette remarque.

Vance poursuivit :

« Nous sommes parvenus à subtiliser la dague empoisonnée qu’il cachait dans la grande bibliothèque. Cependant, les honneurs reviennent à Votre Majesté, qui a eu l’intuition de l’assaut et a replacé le flambeau à sa position d’origine. Celui-ci ouvrait un passage derrière lequel attendait une dizaine de conjurés. »

Ernst fronça les sourcils. C’était donc ça, cette arme que Jarac désespérait de trouver. Et la fable sur le neveu et ses biscuits…

Il s’éclaircit la voix.

« Vous savez, Vance, quand on a ma position et mon hérédité, on apprend vite à identifier ce genre de tentative dérisoire. »

Il fit une pause qu’il espérait solennelle.

« Votre intervention m’aura cependant permis de constater votre loyauté. »

Il s’approcha et prit la jeune femme par les épaules.

« Je vous nomme dès à présent Espionne en Chef du royaume de Kung-Bohr, avec tous les avantages qui en découlent : repas gratuits à la Cantine Royale, places assises aux exécutions publiques et enterrement de première classe lorsque vous m’accompagnerez dans la tombe. »

Vance rougit, les yeux baissés.

« Merci, Votre Majesté. »

Elle redressa le menton.

« Mais qui va me remplacer au poste de Surveillant Général ?

— Dans la mesure où vous avez fait la preuve éclatante de votre loyauté, je supprime ce poste séance tenante. »

Pendant au moins une bonne semaine. A ce moment-là, nous contacterons un proche de Jarac qui se fera une joie de surveiller notre jeune amie.

Il reprit à voix haute :

« Et maintenant, vaillante chef de la sécurité, allez frapper dans le dos les opposants légitimes à notre règne. Je voulais dire : les opposants à notre règne légitime.

— Oui, Votre Majesté. »

Vance tourna les talons et disparut dans l’escalier.

Ernst considéra les crânes de la Nouvelle Salle Secrète. Il songea que, finalement, les décorations n’étaient pas si inadaptées.

Laisser un commentaire